Music-Hall - Avril 1959

Music-Hall - Avril 1959
avec Pia Colombo, Anne Sylvestre et Pierre Brunet

Marcel Maréchal

novembre 1981 (directeur du théâtre national de Marseille)



« Sur la pointe des pieds, Roger Riffard a repris son balluchon terrestre, et le voilà, en éclaireur, du grand côté à explorer. 

 

Ce poète cocasse, à la cadence précise, au verbe recherché, est entré en art après de longues années comme lampiste dans les chemins de fer français. Mais, oui, Roger est un authentique artiste issu du peuple et du prolétariat (sans le quitter du cœur) grâce à l’écriture d’un livre très beau, tout de suite reconnu par René Fallet, la grande descente.

Si Roger n’a jamais cessé d’écrire, il a vite aussi tâté de la scène où il chantait ses propres textes et mélodies. 

 

Je me rappelle, tout gosse, l’avoir vu en vedette américaine (ou anglaise) de Brassens, aux Célestins à Lyon. Ce jour-là, le grand talent de Brassens avait été éclipsé, pour moi en tout cas, par la présence inouïe de ce petit bonhomme tendre et malin et de ses textes sublimes bien supérieurs aux prétendus « poètes » de la chanson ».

 



 

Georges BRASSENS


1962 (au verso du 3ème 45 t. de R. Riffard)


« Que les tenants du bel canto fassent la sourde oreille : Roger Riffard ne chante pas pour eux. 

 

Il suffit, à ce cheminot en rupture de gare, de pousser deux ou trois notes, pour nous convaincre que l’art vocal n’est pas son fort. 

 

En bref, Roger Riffard ne chante pour personne et c’est tant mieux. Il parle. 

 

Il raconte sur un ton comique les petits chagrins, les petites misères de ceux qui regardent les autres danser et ne savent pas mettre un pied devant l’autre, ceux qui regardent partir les trains de vacances sans jamais les prendre.

 

 

Un poète en fin de compte et qui s’exprime dans une langue châtiée et personnelle. »

 

 


 

 

Léon TCHERNIAK

Léon Tcherniak est l'ancien patron du Cheval d'or. Ce fameux cabaret de la Contrescarpe a accueilli un grand nombre d'artistes. Hormis Roger Riffard, Pierre Perret, Anne Sylvestre, Boby Lapointe, Ricet-Barrier, Raymond Devos et bien d'autres y ont débuté. Incontestablement, une belle famille !

« Un artiste complet »

« Avant d'arriver à Paris, je crois que Riffard chantait un peu dans les bals de la SNCF. C'est Pierre Maguelon qui l'avait amené au Cheval d'Or. Riffard est arrivé avec son air fûté et sa veste de cheminot. Quelle drôle d'allure !... Je crois que, porté par lui, même un vêtement classique aurait paru étrange (rires).

Je l'avais engagé pour huit jours et il est resté car le succès a été immédiat. Il était un artiste complet : dire des choses aussi denses, aussi riches en trois minutes... où qu'on prenne ses textes (il lit Timoléon), tout est beau. Quelle écriture ! Pas de doute, il était poète.

Et il ne faut pas pour autant négliger ses musiques : il utilisait la valse, la polka, la java, tout ce qui donnait un rythme, une vie. D'ailleurs, il aimait le jazz, il le comprenait. J'avais tenu à ce qu'il soit accompagné au piano pour être libre de sa gestuelle. Le public était surpris mais unanime.

Le costume neuf :
D'une façon générale, il était très soucieux des gens, de son métier. Et aussi très respectueux des autres artistes, il les écoutait et les admirait. Riffard attirait la chaleur, la tendresse. Quelle gentillesse, il dégageait ! On avait envie de le protéger. Personne n'aurait toléré qu'on le dérange lorsqu'il chantait.
Je me rappelle qu'il faisait la première partie de Brassens à Bobino. Il était venu me voir tout fier : « Ah ! Monsieur Léon, vous allez être content, je me suis fait faire un joli costume tout neuf !»Quelques jours après, il ressemblait au vieux ! (rires) »

(Je chante - n° 14 - Printemps 1994)

 


 

Pierre Onténiente

Pierre Onténiente (surnommé Gibraltar) a été le secrétaire de Georges Brassens. Ils auront aidé Roger Riffard en l'éditant et en le faisant tourner. Les deux chanteurs étaient très liés — jusque dans la mort puisque la disparition de Riffard aura précédé celle de Brassens de deux heures.

« Un succès inouï »

« René Fallet et André Veyre avaient recommandé à Brassens d'aller entendre Roger Riffard. Il a tout de suite aimé les chansons, mais aussi l'homme. Quant à Roger, il était éperdu d'admiration pour Brassens... Leur relation a vite dépassé le cadre professionnel. Georges a énormément aidé Riffard. Il l'a présenté à Canetti, Michèle Arnaud... et surtout, il l'a aidé en le prenant dans ses premières parties. Riffard remportait un succès inouï, presque aussi important que celui de Georges ! Il était tellement inattendu... Il fallait voir ce petit mec avec cette voix de fausset et qui saluait les bras écartés comme le Général De Gaulle (rires). Et ses chansons étaient si drôles, si inhabituelles... Quel personnage !

Georges était déjà une immense vedette et ses tournées étaient très espacées. En dehors du travail qu'il trouvait auprès de lui, Roger ne travaillait malheureusement pas beaucoup. C'est peut-être pour cela qu'il n'a pas fait la carrière qu'il aurait dû. Un jour, on lui a trouvé une place chez Michèle Arnaud, à 50 francs par jour, et il nous avait dit, l'air embêté : « Mais je n 'ai pas quitté la S.N.C.F. pour travailler deux fois par jour » (rires).

Je me souviens d'une tournée où Georges avait pris Riffard et Pierre Louki. On n'arrivait pas à décider qui serait la vedette de cette première partie. Alors, c'était un soir sur deux, chacun son tour. Et alternativement, ils jouaient le rôle du valet de « la vedette » et portaient leurs bagages respectifs avec des manières... On riait beaucoup !

Il vivait de façon invraisemblable. En harmonie avec la nature, il glanait du maïs, des pommes de terre... Il était heureux comme ça. »

(Je chante - n° 14 - Printemps 1994)

 


Anne Sylvestre

Ils se sont rencontrés au Cheval d'Or, puis retrouvés aux Trois Baudets et en tournée en Hollande. Depuis Détour de chant, Anne a inclus La margelle à son répertoire. Elle garde une immense tendresse pour ce « drôle de bonhomme ».

« Un vrai poète »

« II se trouve que j'ai habité à Saint-Michel-sur-Orge, à deux rues de chez Roger. Il m'avait trouvé une maison là-bas. On se côtoyait beaucoup, il me gardait Alice, on allait aux champignons ensemble. Roger et Henriette vivaient un peu comme des campagnards, ils glanaient dans les champs, allaient aux châtaignes, aux escargots...
Dans la vie, il était adorable, attentif, serviable. Je l'ai vu appeler sa maison de disques : avant d'arriver à qui il voulait parler, il demandait des nouvelles de toutes les standardistes, il connaissait le prénom et l'âge de leurs enfants. Il aimait prendre son temps. Si on l'appelait pour un rendez-vous dans la journée même, il disait : « Ce n'est pas possible, il faut que je fasse ma toilette, que je me prépare, que j'y aille, que je revienne... Non, ce n'est pas possible. »
C'était vraiment un drôle de bonhomme. Sous son apparence un peu étriquée — il ressemblait à un petit employé —, il était un vrai poète : imaginatif, drôle, tendre. Quel contraste étonnant ! C'est sûrement ça qui, sur scène, surprenait le plus : cette allure minimaliste confrontée à ce qu'il chantait.
Dans ses chansons, il y avait un volet extrêmement tendre ( Toi qui ressembles, Les hirondelles..!) mais l'humour surnageait toujours et son vocabulaire était choisi, étrange. Il arrivait avec son petit polo gris, ses grosses lunettes, les cheveux hirsutes, l'air complètement ahuri et les deux mains qui rythmaient la cadence ! Il parlait beaucoup entre les chansons et ses introductions étaient à mourir de rire. Parfois, il commentait même à l'intérieur des chansons. Par exemple, dans La margelle: « Aux douze coups de minuit / Ma
femme tomba dans un puits ». Il s'arrêtait et disait « plouf ! n'est-ce pas ? » puis il reprenait (rires) !

Le sens du langage

Je crois qu'il ne recherchait pas le succès. Au moment où tout le monde a été balayé par la vague yéyé, il a fait autre chose : du cinéma, du théâtre. Il n'était pas en position de lutter et ce n'était peut-être pas dans son tempérament. Ce qu'il aimait, c'était être avec ses copains dans une équipe et travailler comme ça. 

Lorsque je suis devenue productrice indépendante, j'ai failli produire un album de lui : il avait plein de nouvelles chansons. Mais il voulait tout un orchestre. Je démarrais ma maison de disques et j'avais peur de ne pas pouvoir assumer. Cela ne s'est pas fait et je le regrette.


Il était très attentif aux autres artistes. On passait des heures à parler des chansons, de l'écriture avant de reprendre le train dans la nuit pour Saint-Michel. Il était très rusé et comprenait tout de suite si quelque chose avait de l'impact sur le public et il savait le garder. Il avait un vrai sens de la scène, du langage, de l'efficacité.
Je crois que je vais garder, dans mon tour de chant, La margelle, c'est assez irremplaçable... (rires) et ça me permet de faire connaître un peu le nom de Roger Riffard. En souvenir... »

(Je chante - n° 14 - Printemps 1994)


 


Pierre Maguelon

Après des débuts d'auteur-conteur, Pierre Maguelon dit « Petit-Bobo » (souvenez-vous de la chanson de Boby Lapointe) devient comédien. Il tourne beaucoup pour le cinéma et la télévision — dont les célèbres Brigades du Tigre. Aujourd'hui, on le voit davantage au théâtre où il mène une belle carrière.

« La folie de l'innocence »

« René Fallet avait fait un article élogieux sur un des livres de Roger dans le Canard Enchaîné, et avait parlé de lui à Georges Brassens. Roger écrivait des chansons et des livres mais ne chantait pas encore. 

La première fois, ça a été en tournée, avec Georges et moi. Ensuite, je l'ai amené au Cheval d'or. Tous les deux, on débutait dans cette tournée, on avait des origines voisines, tous les deux étions provinciaux, et, souvent, on partageait la même chambre d'hôtel, cela coûtait moins cher. Roger était très cultivé, très érudit (il avait été enseignant). Il connaissait la littérature et m'a appris plein de choses; ne serait-ce qu'à propos de mon travail : j'étais conteur et improvisais. 

Roger avait un côté bohème, décalé de la réalité, et cela me plaisait. Je l'aimais beaucoup. Quel compagnon agréable !

En tournée, il produisait un effet plus énorme qu'au Cheval d'Or (le public du cabaret était plus habitué à voir des choses étranges). Les gens étaient médusés ! (rires) Ils étaient tellement surpris de voir arriver ce type qui avait un physique de tout sauf de chanteur... Et cette voix... Et ces gestes invraisemblables (rires). Il faisait un malheur et c'était parfois difficile de passer après lui.

Riffard et Lapointe

II avait la folie de l'innocence; il était conscient de l'effet qu'il produisait mais ne le maîtrisait pas. Attention, au Cheval, c'était étonnant aussi et ça marchait fort. 

Son personnage correspondait à l'univers du lieu, il y avait là Suc et Serre, Boby Lapointe. Roger et Boby sont à rapprocher : une même folie, une même gestuelle... J'aime autant les chansons de Roger que celles de Boby et je trouve qu'il y a une petite injustice quand je vois combien on adule Boby aujourd'hui.

Nous nous sommes aussi retrouvés sur plusieurs films. L'un d'eux se tournait près de chez moi, dans le Midi. Naturellement, il logeait dans ma maison. Tous les soirs, on faisait venir le facteur et Roger nous faisait un concert. C'était formidable. 

En tant qu'acteur, il était un peu moins spontané, il appuyait un tout petit peu, et je suis sûr qu'il aurait connu une carrière fabuleuse, digne d'un Bourvil par exemple, s'il avait eu le temps de gommer ce « petit trop » (Bourvil avait, justement, su effacer son côté chargé). Mais il restait une grande figure, un personnage ! »

(Je chante - n° 14 - Printemps 1994)


Patrick Ferrer

Patrick Ferrer est un jeune auteur-compositeur-interprète. Après quelques premières parties (Henri Tachan, Michel Fugain), il se produit seul. Depuis quelques temps, il interprète aussi les autres : Rémi Tarrier, Jean Villard-Gilles et Roger Riffard. Patrick Ferrer sera au Tourtour en septembre, pour dix représentations.

« Proche de l'absurde »

« Lorsque j'ai fait le Tourtour, Jean Favre m'a conseillé de reprendre quelques titres du répertoire. Je ne connaissais pas Roger Riffard; je l'avais seulement vu dans quelques films sans savoir qui il était - notamment dans Buffet froid.

Lorsque j'ai entendu Timoléon le jardinier, je l'ai réécoutée vingt fois de suite ! Mais j'avais peur de ne pas pouvoir la reprendre : elle était un peu trop désuette, aussi, j'ai pensé à la réactualiser un peu, en mettant en scène le dialogue mère-fille et en changeant le rythme.

Ce que j'aime chez Roger Riffard ? Son écriture ! Et aussi le personnage avec cette voix si drôle ! Son univers me touche; c'est proche de l'absurde, un peu dérisoire. Et puis, il y a toujours un contenu, même si les chansons sont humoristiques. De toutes façons, j'aime le côté un peu artisanal de la chanson à cette époque et on peut, sans problème, chanter des chansons de cette classe-là.

Les bonnes chansons sont faites pour être chantées et c'est un excellent exercice que de savoir défendre les autres. C'est un enrichissement, aussi, un moyen de créer son répertoire, son personnage. »

(Je chante - n° 14 - Printemps 1994)

 


Gérard MOREL

extrait du CD "mon festin" (2004)

Il y a deux ou trois ans, quelqu'un m'écrivait que je devais être sans doute un admirateur de Roger Riffard. Je me souvenais avoir vu jouer au théâtre un certain Roger Riffard (chez Marcel Maréchal), mais je ne connaissais pas de chanteur de ce nom-là.

C'était pourtant le même !

Quelques jours plus tard, en l'écoutant pour la première fois, j'ai eu la sensation étrange de rencontrer un oncle dont on m'aurait tu l'existence : ses vers de mirliton, naïfs et malicieux, m'étaient si familiers !

Né en 1926 à Villefranche-de-Rouergue, Roger Riffard est un des grands oubliés de l'histoire de la chanson française.

Pourtant presque tous nous le connaissons, pour avoir souvent aperçu sa petite moustache d'employé municipal modeste dans des téléfilms ou au cinéma (notamment chez Bertrand Blier). Souvent mais toujours dans de modestes petites rôles  ! Car ce modeste petit homme semble avoir toujours voulu faire les choses en "modeste" et en "petit" : des petites chansons qui évoquent "les p'tits trains", "la petite maison" ou la modeste pâquerette, les petites histoires de modestes jardiniers ou de piètres danseurs de java, des petits poèmes dédiés aux modestes amours et à leurs petits chagrins, aux modestes amitiés et à leurs petits tracas.

Petit, modeste et... fidèle en amitié : lui qui chanta si souvent en première partie de Brassens eut l'élégance discrète de mourir quelques modestes petites heures avant celui qui fut son ami et admirateur.


Pierre Louki

extrait de son livre "Avec Brassens, récit" (Edition Pirot, 1999)

Cette fois, j'étais au volant de ma deux chevaux (ce que c'est que la réussite !) et j'avais comme passager Roger Riffard. Georges nous baptisa illico Double Patte et Patachon et nous fûmes souvent - hors scène - l'attraction de l'expédition.

La première étape fut Dijon où nous arrivâmes par la route des vins ! Durant le voyage, Roger me conta les bienfaits et les qualités diététiques des différents vignobles. C'est lui qui choisissait le restaurant du midi et c'est ainsi que j'appris que, outre les vins, l'anis, la gentiane, le genièvre et autres encore possédaient, devenus alcools, des propriétés que tout homme de goût devait connaître. Et moi qui ne buvais que de l'eau, ignorant que j'étais !

Je ne parlerai pas de l'accueil qui fut chaleureux, pour l'un comme pour l'autre, pendant toute la tournée. Le public de Georges nous acceptait sans problème. Nous eûmes par contre à lutter - c'était l'hiver - contre les éléments.

Qui me croira ? Nicolas n'est plus là qui raconta cent fois notre aventure. Il faut dire qu'il neigeait abondamment, c'est notre seule excuse. Nous roulions sans complexe, pourfendant gaillardement la tempête de flocons quand je fus intrigué en constatant, dans mon rétro, qu'une grosse voiture nous suivait de prés en faisant des appels de phares. Instinctivement j'accélérai, non pas pour fuir mais pour ne pas retarder le suiveur. Rien à faire, il nous collait au cul.

- On nous poursuit !

J'accélérai au maximum, commençant même à prendre des risques. Roger n'était pas en reste.

- Appuie ! Appuie bon Dieu ! insistait-il de sa voix tanifiée.

Pour ce qui est d'appuyer, j'appuyais au point de risquer la crampe du mollet. La deux chevaux elle-même n'en revenait pas. Virages, lignes droites, dénivellations, elle avalait tout avec une gourmandise enfin libérée. Je pense même qu'elle allait décoller, vraiment elle allait le faire, quand soudain :

- Merde de merde ! je réalisai :

- Les flics !

Pauvre deux chevaux, elle qui commençait à rêver et qui retombe brusquement sur terre, stop ! C'était bien la police. Suisse. La police ! Nous étions dans de beaux draps (blancs si j'ose plaisanter) !

- Messieurs !...

Nous avions passé la frontière sans la voir ! Non respect des panneaux, excès de vitesse, délit de fuite, etc.

- Papiers s'il vous plaît. D'où venez-vous ? Où allez-vous ?...

- Nous sommes des artistes (ça c'est Roger qui le prétend)..

- Des artistes ?

- Oui, nous allons chanter à Genève.

- Chanter ?

- Oui, nous faisons partie de la tournée Georges Brassens.

- Tournée Georges Brassens ?

- Oui (ça c'était facile à prouver, nous avions des affiches derrière).

- Georges Brassens ?

- Oui.

- Vous connaissez Georges Brassens ?

- Oui, c'est notre ami (ça nous l'avons dit ensemble).

- Georges Brassens, votre ami... ?

L'officier secoua la tête, fit le tour de la deux chevaux qui ne la ramenait plus non plus, réfléchit un moment puis, très calme, nous assena :

- Votre ami ? pourtant M. Brassens est un homme intelligent...

Alors il nous rendit nos papiers. Avec un peu de mépris... Nous remerciâmes. Eh oui, l'un comme l'autre nous remerciâmes. Et même un peu courbés. Mais l'émotion avait été trop forte. La deux chevaux cala plusieurs fois. Quand elle repartit enfin ce fut sans gloire. En cahotant...



L'hiver nous joua un autre tour mais dont nous sortîmes victorieux cette fois.

Nous avions une dure étape : Grenoble-Saint-Étienne. Georges s'inquiétait de notre sort et nous avait recommandé de partir une grande heure avant lui. Ce qui fut fait.

Tout se passa pour le mieux. La deux chevaux ronflait magistralement (Roger aussi par moments). Nous doublions volontiers d'autres véhicules pourtant plus puissants que nous. La route nous appartenait ! À quinze heures, nous étions aux portes de Saint-Étienne. C'est alors que Roger manifesta le désir d'uriner. Je me rangeai, Roger ouvrit la porte, posa un pied et disparut.

- Qu'est-ce qui t'arrive ?

Il était allongé sur le dos. Il eut bien du mal à se relever, glissa, rechuta et, finalement, renonça à soulager sa vessie. Tout le sol était verglacé. Nous avions franchi plus de cent cinquante kilomètres sans nous en apercevoir1 Georges, prudent, arriva tard, très tard, presque en retard. Quand il nous demanda comment nous avions fait, nous lui dîmes que nous avions pris une autre route beaucoup plus au sud...

Georges avait un côté taquin. Il prenait plaisir à exciter les membres de sa cour les uns contre les autres (oui, si sympathique qu'elle soit, c'était bien une cour qui s'empressait autour de lui). Je l'entendis souvent, d'un ton tout à fait bienfaisant, monter Fallet contre Chabrol. L'inverse dut bien arriver aussi. Donc, taquin et plaisantin de surcroît.

Dans le programme de la tournée, il y avait une chansonnière et Georges ne cessait de répéter à Roger qu'elle en pinçait pour lui. Il nous avait tous alertés et nous ne manquions pas une occasion d'approuver.

- Elle n'ose pas te parler mais elle ne voit que par toi. Il faut que tu agisses.

Roger n'y croyait qu'à moitié (et même encore moins) mais devant tant d'insistance - et par respect pour le maître de cérémonie - il joua le jeu. Il me quitta pour voyager avec la chansonnière durant l'étape Caen-Le Havre. Toute la journée, d'une voiture à l'autre, nous racontâmes des conneries : l'un les avait vus enlacés, l'autre sur les genoux. Et tous de rire comme des collégiens. À l'arrivée, bas à l'oreille, très comploteur, Georges interrogea Roger :

- Alors ?

La réponse fut brève.

- Rien... Ou plutôt si. J'ai payé la moitié du passage du pont de Tancarville.

La tournée continua joyeuse avec chaque jour, son fait divers plus ou moins épique. Entre autres, un repas mémorable, un soir de relâche, dans un hôtel de l'île de Ré où nous étions les seuls. À la fin de la fête, vers les trois heures du matin, alors que nous regagnions nos chambres, nous entendîmes Georges qui, debout sur sa fenêtre, hurlait (par gin interposé ?) :

- À l'assassin ! À l'assassin !

Il n'y eut ni suite, ni commentaire. Le mystère plane à tout jamais...

J'ai oublié de vous dire que, durant cette tournée, Roger et moi avions accepté un pacte. Comme nous étions sensiblement de la même valeur, nous alternions l'ordre de passage sur scène. Un jour, c'était lui le premier, le lendemain c'était moi. Mais, en conséquence, celui qui passait le premier était le larbin de l'autre durant toute la journée.

- Regardez-moi ces deux cons, disait Georges en me voyant traîner les valises tandis que Roger crânait dédaigneusement en tirant sur sa pipe. Ou l'inverse. Ce fut encore un beau sujet de gaîté.

C'est moi qui avais proposé à Roger cette façon de procéder. Le moins que l'on puisse dire est qu'il ne m'en a pas su gré. Vous croyez que c'est honnête d'avoir trouvé le moyen de mourir de manière à être porté en terre exactement le même matin que Georges ? Je précise : à la même date et à la même heure !

En somme, ce salaud (brave Roger) est mort en américaine de Georges. Même en me pressant de mourir, je ne peux plus être qu'en anglaise.

On n'est pas récompensé...