Roger Riffard

C'est grâce à Georges Brassens,
avec lequel il effectua une tournée en 63 qu'on avait pu le voir sur scène
à Bobino, à l'Olympia, à l'Alhambra,
avec ses chansons d'un quotidien tout à fait insolite.
Mais, par une douloureuse ironie du sort, ce sera (en partie) à cause de la disparition de Brassens de la grande scène de la vie que la sienne se verra occultée
au mois d'octobre 1981.
Les deux hommes et amis seront inhumés le même jour,
Brassens, à l'âge de 60 ans,
Riffard, à l'âge de 57 ans.

 Roger Riffard était un auteur-compositeur-interprète,
mais aussi un écrivain
et comédien de grand talent.

(Paroles & Musique n°23 - octobre 1982)

  


C’était au boulot, vers 1960 ; Il nous arrivait d’écouter la radio. De temps en temps, on entendait un gars à la voix de fausset qui interprétait une sorte de paso doble.

            Mon copain qui revenait d’Espagne

M’a dit d’un ton bizarre
Sur l’quai d’ la gare

            D’Austerlitz…

  
On montait un peu le son pour profiter de la chose, à sa voir un banlieusard enthousiaste devant la description colorée que lui fait de l’Espagne son copain Erasme. Pas triste.

-         Il est bien, lui. Comment tu l’appelles ?

 

   Quelque temps plus tard, aux « Trois Baudets », la présentatrice annonce un auteur compositeur interprète  : Roger Riffard. Je vois débarquer un bonhomme, futal et polo gris, cheveux bruns en banane, l’œil furibard derrière ses lunettes. Il n’avait pas encore ouvert la bouche que mes antennes ont vibré : attention, spécial ! Le piano attaque et le gars :

Ah ! qu'il est doux qu'il est doux

D'avoir son copain près de soi
Quand on se promène

Sur la souple mousse des bois
On jette une chanson dans le vent
Et l'on se sourit d'un air content
Chanter, c'est ça qui est bon
Entre gentils garçons

    Cette voix me rappelle… Mais oui, c’est le type du « Copain d’Espagne » qui est là, assurant son quatre quatre par un mouvement des poings tout en énumérant les charmes de l’amitié. A première écoute, c’est naïf comme paroles avec une petite surprise musicale sur « chanter, c’est ça qu’est bon ». Mais voilà qu’il enchaîne :

Les pâquerettes, les marguerites
Dans la prairie servent d'ombrelles
Servent d'ombrelles aux cantharides
Aux cantharides, aux coccinelles
Jolis insectes que la mort guette
Restés sous la douce fleurette
Pour échapper au bec avide
De l'hirondelle insecticide

    Cette fois, le rythme es ternaire et la mélodie rappelle les chansons enfantines. Quelques mots savants inclus dans le texte produisent un effet d’étrangeté. On relève également un sens très sûr de la redite. « Les pâquerettes, les marguerites » seront dans les couplets suivants montrées en diverses situations : nourriture pour bovins, témoins d’amours printanières, ornement tombal. Décidément il y a là un ton et une inspiration qui ne sont pas du tout-venant. Chanson suivante :

Clara ma fille, d'où rapportez-vous
Tant de brindilles dans vos cheveux fous ?
Par quelle sorte d'horloge trompée
N'êtes-vous rentrée qu'à la nuit tombée ?
- Voici maman le vent ayant soufflé
Au crépuscule je m'en suis allée
Ramasser la feuille du marronnier
Avec Timoléon le jardinier

Vous entendez ça, vous saisissez tout de suite que ce n’est pas n’importe quoi : dialogue aux tournures choisies, très « ancien régime », doté d’une musique élégante passant du mode majeur au mineur selon la personne qui parle. Dans le même temps, vous découvrez le caractère libertin du sujet : un jardinier occasionnellement admis au rang des privilégiés. Bon.

 

ACCROCHER, AMUSER , SEDUIRE

 

    Voilà pour l’objet chanté. Mais chanté comment ? Et par qui ? C’est là où l’affaire prend tout son sel :cette oeuvre raffinée nous est servie avec toute l’application requise par une sorte de rond-de-cuir à la voix haut perchée et pas très assurée… Il y a là comme un décalage. D’autant plus réjouissant que l’artiste, sur le « voici Maman » qui introduit chaque réponse de la demoiselle, saisit la couture de son pantalon entre le pouce et l’index et, le plus sérieusement du monde, se fend d’une petite révérence… Arrêtez, j’étouffe ! Et les autres spectateurs avec moi qui, le premier étonnement passé, ne regrettent pas leur soirée. Mais voilà que l’artiste regagne la coulisse. Déjà ? C’est court, trois chansons. On en aurait bien repris un peu.

 

   En janvier 1962, Roger Riffard passait à Bobino en première partie de Georges Brassens : un enregistrement public témoigne de l’événement. Riffard y interprète quatre chansons dont l’impayable « Java du solitaire » qu’il annonce comme suit : Voici une java. Typique certes ! … mais profondément… humaine. Intro. Et c’est parti.

J’ vais souvent au bal musette
Mais je reste à la buvette
Oùsque j’écluse un calva
En écoutant la java…

   

Les paroles empruntent cette fois à l’argot des apaches et incluent les « blazes » populaires. Les rires du public, parfaitement audibles sur le disque, culminent sur un surprenant effet de rime.

J’ai revu Riffard sur scène vers 1963. C’était au « Cheval d’Or », rue Descartes. J’ai tout de suite remarqué que sa tête avait changé : la frange avait remplacé la banane et il avait substitué à sa monture « Amor » une autre lus fine, genre lunettes de soudeur. Pour la tenue, il était resté fidèle au gris, polo compris, mais il avait ajouté la veste. Ces détails ont leur importance : se produire au music-hall avec lunettes (Nana Mouskouri, Dick Annegarn, Isabelle Mayereau) et sans cravate est aujourd’hui chose courante. Ça ne l’était pas dans les dernières années cinquante qui ont vu Roger Riffard monter sur scène. Ce mépris de l’apparence et de la convention semble indiquer chez lui une sorte de pari secret : accrocher, amuser, séduire le public par les seules vertus de son écriture et de son jeu scénique. Autrement dit, ses qualités de présence au sens fort.

 

UN MELODISTE ORIGINAL

 

    Avec Ricet Barrier, Boby Lapointe, Petit-Bobo (alias Pierre Maguelon), Anne Sylvestre et quelques autres, Roger Riffard fut un des piliers du « Cheval d’Or » jusqu’à la fermeture de l’établissement en 1968. Je ne saurais dire combien de fois j’y suis allé rien que pour lui. Une de ses dernières chansons qu’il y a créées, non enregistrée à ce jour, s’intitule « Rendez-moi mon cheval ». C’est comme ce titre l’indique, la pressante sommation faite aux consommateurs d’un saloon de rendre à l’intéressé sa monture. Mais se trouvant inopinément en panne, de « Lüger », notre « héros » battra prudemment en retraite.

Salut les gars je mets les gaz
J’ vas m’acheter un truc d’occas’
Quequ’chos’ comm’ un’ vieill’ pétolette
Pour rentrer dans l’ Massachussets                 

    Le tout sur une musique « country western». Riffard avait placé cette chanson en fin de tour, ce qui lui donnait l’occasion d’une sortie de scène qui avait tout d’une fuite.

 

   Après 66, c’est sur les écrans de cinéma et de télé, mais aussi et plus encore au théâtre qu’on a pu voir Roger Riffard. Notamment dans les mises en scène de Jean Dasté et de Marcel Maréchal. Ce dernier lui a d’ailleurs commandé musiques et chansons de scène. Sans cesser d’enrichir son propre répertoire, Riffard a encore écrit et composé pour les spectacles de marionnettes  réalisés par Robert Bordenave et Mireille Antoine.

 

   Sur l’invitation de Jacques Serizier, il a présenté son dernier tour de chant à la « Vieille Grille » en octobre 1979. Soit une bonne quinzaine de titres qu’il nous interprétait guitare en main. Dans les œuvres plus récentes on remarquait particulièrement « L’oiseau noir »,sorte de récit fantastique que n’eût pas renié  Edgar Poe.

J’ai rencontré l’oiseau noir
Il clopinait su’ l’ trottoir
A la sortie du métro
Juste en fac’ du p’tit bistro
Il a poussé simplement
La port’ de l’établissement
C’était la tombée de la nuit
J’ m’ai introduit derrière lui…

    De formation musicale empirique et accélérée, Roger Riffard n’en était pas  moins un mélodiste sensible et original. Le héros synthétique de ses chansons est un garçon lunaire, naïf et généralement frappé de malchance. L’image de la mort lui est assez familière, mais tout cela est tempéré par l’humour et la malice de l’expression.

 

   A propos de ses chansons, pourtant éditées, que je n’arrivais pas à me procurer, je suis entré en relation avec Roger Riffard en mars 1979. J’ai rencontré un homme intègre et modeste, nuancé en paroles et aimant à rire. J’ai eu par la suite le privilège de plusieurs récitals « en petit comité », comme il disait, et le libre accès aux cahiers de chansons. Et voilà que dans la nuit du 27 au28 octobre 1981, Roger Riffard épuisé, nous a quittés.

 

Je sais bien que tu ne l’as pas fait exprès, Roger. Mais quand même, pour nous qui t’aimons, le coup est dur.

 

Jean-Louis LE CRAVER  
(Paroles & Musique n°23 - octobre 1982)


Roger Riffard à Gennevilliers, chez Jean-Louis Le Craver". 
Photo Francine Meyer.

 


Roger Riffard chantait de drôles de chansons avec une drôle de voix. Le quotidien le plus terne basculait alors, à coup sûr, dans un surréalisme tordant. Ce singulier personnage aura fait le bonheur des cabarets de la rive gauche et les premières parties de Georges Brassens qui le protégeait farouchement.

   Binoclard égaré, farfelu génial, certes. Il n'empêche que sous la fantaisie irrésistible se pointait toujours le sentiment, parfois aussi la gravité. Portée par une écriture et une imagination étonnantes, cette drôle d'alchimie aura passé les limites de l'étrange. A réécouter ses chansons, l'effet est aujourd'hui encore garanti.

   Roger Riffard aimait les nénuphars, la java, les petits trains et Mam'zelle Grand Fla-fla. Avec modestie (comme un enfant), Roger Riffard était poète.

Quelques repères


   Originaire de l'Aveyron (1924), Roger Riffard commence par le métier d'enseignant avant de devenir cheminot.

   Il écrit deux romans [La grande descente. Les jardiniers du bithume, chez Julliard) et ses premières chansons dans les années 50.

   Découvert par René Fallet (qui loue ses qualités d'écrivain dans les colonnes du Canard Enchaîné), encouragé par Pierre Maguelon et Georges Brassens, Roger Riffard débarque à Paris et débute au Cheval d'or dont il devient un artiste phare aux côtés de Boby Lapointe, Ricet-Barrier, Anne Sylvestre...

   Jacques Canetti le remarque et lui fera enregistrer plusieurs 45 tours (le premier en 1959) et un 25 cm chez Philips. On le voit alors dans bon nombre de cabarets de la rive gauche, aux Trois Baudets et en tournée. Mais s'il travaille et se produit sur scène, c'est surtout grâce à Brassens qui édite ses chansons et le programme dans ses premières parties (Bobino, Olympia, province).

   A la fin des années 60, Riffard se retire un peu de la chanson et devient essentiellement comédien : beaucoup de seconds rôles au cinéma (avec Bertrand Blier, notamment) et à la télévision.

   Au théâtre, après un passage chez Jean Dasté, il intègre la compagnie de Marcel Maréchal avec qui il travaille beaucoup à Marseille, puis à Lyon. Il écrit alors une pièce pour enfants [Complot dans la forêt, toujours disponible).

   A la demande de Jacques Serizier qui dirige la Vieille Grille, Roger Riffard revient au tour de chant en 1979. Il présente de nouvelles chansons étranges et surréalistes, un peu plus graves que les précédentes.

   Roger Riffard décède le 29 octobre 1981, deux heures avant son ami Brassens.
« Parti
en lever de rideau », selon la formule d'Anne Sylvestre.

(Je chante - n° 14 - Printemps 1994)